Alors que plus de 400 personnes ont été interpellées depuis le début du mouvement des gilets jaunes à Toulouse, un observatoire s’inquiète de la hausse des violences policières (ici, lors de débordements samedi 15 décembre 2018). (©Anthony Assemat / Actu Toulouse)
Y a-t-il une hausse, ces dernières semaines, des cas de violences policières, lors des manifestations de gilets jaunes dans les rues de Toulouse ? Les membres de l’Observatoire toulousain des pratiques policières (constitué de membres de la Ligue des droits de l’Homme, du syndicat des avocats de France et la fondation Copernic) s’inquiètent d’une recrudescence de telles pratiques, d’un samedi sur l’autre, dans la Ville rose.
Chaque samedi, les bénévoles de l’observatoire – dont la présence est signalée en préfecture – arpentent les manifs. Flanqués d’un chasuble jaune, au dos duquel est inscrit « Observateur LDH Copernic », ils effectuent « un travail d’observation, de prise de photos et de vidéos », détaille Jean-François Mignard, du côté de la Ligue des droits de l’Homme (LDH) de Toulouse. Samedi 19 janvier 2019, pour l’acte X des gilets jaunes, une quinzaine d’observateurs étaient ainsi postés aux quatre coins du centre-ville. Objectif : traquer et répertorier la moindre bavure policière.
Frappé à la mâchoire, un homme « a perdu 11 dents »
Si ledit observatoire n’a pas encore terminé son bilan humain des manifestations de l’acte X, samedi à Toulouse, plusieurs vidéos – pas toujours contextualisées et pas toujours datées – tournent en boucle sur les réseaux sociaux, suggérant plusieurs scènes de violences policières dans la Ville rose.
« D’après les informations que j’ai, il y a eu trois, voire quatre victimes » recensées samedi dans les rues de Toulouse, témoigne l’avocate Claire Dujardin, qui a fait des violences policières et de l’usage des fameux flashball un cheval de bataille. Pour l’acte X, elle évoque au moins trois victimes de violences policières à Toulouse : les deux membres d’un couple qui ont été « victimes de coups de matraque sur le crâne et sur le visage ». L’homme a même dû être évacué aux urgences, alors qu’il avait été placé en garde à vue.
Et un autre homme « qui a pris un coup à la mâchoire et a perdu 11 dents, d’après un constat de médecine légale », soulève l’avocate. Sur son compte Facebook, Yann a en effet posté des photos de son « nouveau sourire », avec ses dents cassées ou arrachées. Il pensait en avoir 8 de cassées, en réalité, il y en avait 11, a-t-il indiqué à Actu Toulouse. Il raconte que des policiers « sont juste passés à mon niveau, j’ai levé les bras, et là, matraque dans les dents, matraque dans les côtes, vidage de lacrymo dans la bouche et KO. Ils ont continué leur chemin et en ont envoyé deux autres à l’hôpital (fracture du crâne pour un, nez et front cassé pour l’autre, laissé comme moi à terre). Pas d’interpellation ».
Voilà mon nouveau sourire, donc je tiens a dire que le fait de levé les bras en l'air ne change rien,a part faire une…
Publiée par Yannouchka Tsous Hé sur Dimanche 20 janvier 2019
Combien de signalements à l’IGPN ?
L’IGPN, la police des polices, a été saisie de plusieurs affaires après la manif de samedi, à Toulouse, notamment par le journaliste indépendant David Dufresne. Quant à savoir combien… Il est difficile de connaître le nombre de signalements à l’IGPN concernant spécifiquement la Ville rose, alors que le ministre de l’Intérieur a avancé, mardi 22 janvier 2019, des chiffres contestables sur le nombre de blessés (lire ci-dessous).
Contactés par Actu Toulouse, l’IGPN et le ministère se refusent pour leur part à donner des chiffres locaux. Et de son côté, la préfecture de la Haute-Garonne précisait mardi : « À l’heure actuelle, aucune plainte n’a été portée à notre connaissance concernant d’éventuelles violences commises par les forces de l’ordre suite aux manifestations de ce week-end ». Alors que Toulouse avait accueilli samedi la plus grande mobilisation de France, devant Paris, la préfecture avait simplement évoqué dimanche : « 13 blessés légers ont été recensés (8 parmi les policiers, 5 parmi les manifestants) ».
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« Une volonté de faire en sorte que les violences montent »
Mais pour les membres de l’observatoire, les autorités ne disent pas tout… et seraient même à la source des violences. Claire Dujardin rempile : « Il y a une recrudescence des violences policières depuis plusieurs samedis, les trois ou quatre derniers au moins. Outre les victimes grièvement touchées par des tirs de LBD, il y a aussi eu beaucoup de personnes blessées du fait de coups de matraque, depuis l’acte IX, souvent avec des ITT importantes ».
Soulignant une « volonté de faire peur, d’empêcher les gens de manifester et de faire en sorte que la violence monte pour décrédibiliser le mouvement », Claire Dujardin y voit une « volonté d’interpeller, de mutiler, de faire mal, plutôt que de faire baisser la tension ». Elle déplore la « politique de maintien de l’ordre du ministère de l’Intérieur, loin d’une logique de désescalade ».
Sociologue et observateur bénévole, Daniel Welzer-Lang était dans les rues de Toulouse samedi. Il juge lui-aussi que le nombre de blessés dépend surtout de l’attitude des forces de l’ordre sur le terrain :
Il y a une montée de la violence dans le cadre des manifestations. Il y a aujourd’hui des stratégies de maintien de l’ordre qui amènent à des situations de violences. Cela débouche sur le fait qu’il y a des manifestants blessés, voire mutilés.
Les lacrymos mettent-elles le feu aux poudres ?
Selon Daniel Welzer-Lang, ce sont bel et bien les forces de l’ordre qui mettent le feu aux poudres, en déclenchant des gaz lacrymogènes à tout va. Il s’explique :
Sur l’acte X, pour le deuxième samedi de suite, la manifestation pouvait enfin se structurer : contrairement aux premières semaines, on n’a pas eu de gaz lacrymogènes tout de suite, c’est à dire quasiment dès le départ. Car sur les premiers actes, la manifestation n’avait pas le temps de se former qu’elle était déjà éclatée par les jets de lacrymo. La manifestation s’éclatait sans qu’elle puisse se structurer, formant des petits groupes de manifestants dans les rues de Toulouse.
Et d’après lui, c’est bien cela qui suscite une escalade de la violence :
Ce type de gestion de manifestation provoque ce type de débordements. Une fois les gaz lâchés, on a vu les vitrines exploser les unes après les autres. Parce qu’il y avait des tirs de peinture jaune sur les policiers, ils ont répondu par des tirs de flashball. C’est démesuré comme réponse. Nous avons constaté aux moins deux blessés : à la préfecture et aux Minimes.
Pour Daniel Welzer-Lang, « la préfecture a tendance à sous-estimer la violence ressentie par des tirs de lacrymos, par des gens qui n’ont pas l’habitude de ce genre de manifestations ».
Pour les observateurs, il y a casseur, et casseur
Des « observateurs » qui estiment aussi que les autorités sous-estiment le nombre de manifestants (il y avait « 13 000 à 15 000 personnes » pour eux, contre 10 000 selon la préfecture) et surestiment le nombre de casseurs : « On n’est d’ailleurs pas d’accord sur le concept de casseur », soulève Daniel Welzer-Lang. « Pour la préfecture, serait casseur toute personne qui refuse de partir dès que l’on tire des gaz lacrymogènes… »
Les « baqueux » dans le viseur
Claire Dujardin est sur la même ligne. L’avocate dénonce « l’envoi de gaz lacrymogènes très rapidement, sans qu’il y ait de violence particulière » dans le cortège. Et d’appuyer : « La BAC court partout et c’est carte blanche pour frapper, sans qu’il y ait un impératif de maintien de l’ordre ». Jean-François Mignard est au diapason, et cible lui-aussi les policiers de la BAC. Des « baqueux » à ses yeux pas assez formés et surdotés pour ce genre de manifs :
On se pose des questions sur l’utilisation par la préfecture des Brigades anti-criminalité, du fait qu’elles sont dotées d’un certain nombre d’outils et d’armes dangereuses. Les personnes qui les utilisent ont-elles les formations nécessaires à cet effet ? Quel est le contrôle de la chaîne de commandement quant à leur utilisation ? Est-ce que la hiérarchie policière contrôle vraiment les gens qu’elle met sur le terrain ? Nous avons des doutes.
Interrogée par Actu Toulouse, la préfecture n’a pas souhaité s’étaler davantage sur ce point. Et le parquet n’a pas répondu à nos sollicitations.
Le fruit d’une « tradition locale », à Toulouse ?
Ces pratiques policières qu’ils dénoncent sont-elles nouvelles ? « Les manifestations des gilets jaunes ont pris une proportion qu’on n’avait pas vu depuis longtemps à Toulouse, surtout de par leur durée », soulève de son côté Jean-François Mignard. « Mais ce n’est qu’une évolution de ce qui est à l’œuvre depuis un certain temps », poursuit-il, évoquant une sorte de « tradition locale » à la lumière d’événements survenus à l’occasion des manifestations contre le barrage de Sivens, ou pour l’accueil des étrangers à la préfecture de Toulouse… « Nous avons constaté un certain nombre d’évolutions dans les pratiques policières, notamment lors des manifestations contre la loi Travail, dite Loi El Khomri. »
« Si cet observatoire a été créé », poursuit Jean-François Mignard, « c’est parce que cela nous paraissait important pour signaler des choses attentatoires à la liberté de manifester et des comportements douteux des forces de l’ordre ». Et de conclure : « Il y a aujourd’hui, dans les manifestations, des pratiques policières violentes, qui peuvent être le produit de directives politiques ». Rappelons que le procureur de la République indiquait vendredi, avant la manif de samedi, que 350 personnes avaient été interpellées depuis le début du mouvement à Toulouse.
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Combien de blessés par flashball en France ?
Mardi après-midi devant des députés, le ministre de l’Intérieur a estimé que « jamais un policier ou un gendarme ne porte les premiers coups », alors qu’il défendait une proposition de loi « visant à prévenir les violences lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs », également appelée « loi anti-casseurs ». Christophe Castaner a par ailleurs a annoncé que pour la prochaine manifestation des gilets jaunes, samedi 26 janvier 2019, les forces de l’ordre qui utiliseront les lanceurs de balles de défense (LBD), ou flashball seraient équipés de caméras-piéton. Et il a assuré que seules quatre personnes avaient été gravement blessées à l’œil par des LBD. Un chiffre très contesté par les observateurs des violences policières, qui parlent plutôt d’une bonne quinzaine d’éborgnés, comme l’a relevé Le Monde. Le collectif militant « Désarmons-les » et le journaliste indépendant David Dufresne ont, eux, recensé 17 personnes ayant perdu un œil à la suite d’interventions policières depuis le début du mouvement. Un collectif qui évoque « 81 enquêtes judiciaires au titre des projectiles tirés par LBD ».
Le défenseur des droits, Jacques Toubon, avait récemment redemandé la « suspension » de ces armes, en raison de leur « dangerosité ». La France insoumise veut, elle, faire interdire leur emploi. Mais Christophe Castaner a répliqué que sans le LBD, il y aurait encore « plus de blessés ». Le patron de la police nationale, Éric Morvan, a rappelé il y a quelques jours dans une note à ses troupes que l’utilisation du LBD devait être proportionnée et que « le tireur ne doit viser exclusivement que le torse ainsi que les membres supérieurs ou inférieurs ».
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